Les Bacchantes sont une des dernières tragédies composées par Euripide, pendant son séjour en Macédoine, et auraient été représentées à Athènes à titre posthume, d’après certains commentaires antiques,1 tout en remportant le premier prix.2 Et il s’agit sans conteste de l’une des tragédies athéniennes les plus énigmatiques et les plus difficiles à interpréter dans le contexte du rituel des Dionysies: la pièce en performance confronte un culte civique athénien, consacré à Dionysos, et la représentation d’un culte, également consacré à Dionysos, mais présenté à la fois comme barbare et non civique. Dionysos, dieu d’Athènes autant qu’un autre, est représenté sur scène comme un dieu venu de l’étranger, même s’il s’agit pour lui de revenir sur la terre de ses ancêtres. Dans ce va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs, le Grec et l’étranger, le cadre rituel et scénique et le contexte de l’intrigue,3 se joue la thématique de l’altérité, si finement analysée par J.-P. Vernant:4 dans ce dédoublement entre rituel local et représentation d’un culte exotique5 passe l’ambiguïté de Dionysos, figure du même et de l’autre.
La représentation de la pièce ajoute à cette thématique une dimension visuelle particulière, avec les jeux de masques propres au théâtre antique,6 et l’identification par les personnages d’un «étranger»7 qui se révèle finalement être le dieu même.8 Mais il ne faut pas négliger ce que peut apporter une étude du «paysage sonore» (soundscape) de la pièce. Cette notion, qui remonte au compositeur Raymond Murray Schafer à la fin des années 1960,9 fait du sonore un analogue du visuel,10 un univers que l’on peut décrire, voire inventorier, de façon à s’approcher de l’expérience sensible11 que constituait une performance dramatique. Or les Bacchantes représentent un exemple particulièrement riche et complexe d’univers sonore, en particulier dans la première partie de la pièce, comme l’indiquent les diverses allusions compilées dans le tableau suivant.12
Au-delà des mots, les cris apportent une tonalité particulière, non pas les exclamations qui expriment l’infortune, le désespoir ou la douleur, comme on en trouve dans la plupart des tragédies attiques conservées,13 mais des interjections spécifiques du monde dionysiaque, comme εὐοῖ, εὐάν, εὖα, εὐαί,14 et leurs dérivés, le verbe εὐάζω, à l’actif ou au moyen, le substantif εὐάσματα, et εὔιος, entendu soit comme surnom de Dionysos, soit comme adjectif. Au cours de la párodos, le chœur évoque Dionysos, revêtu de la nébride sacrée et pourchassant le bouc pour l’égorger (v. 135-138): il est celui qui «mène ses thiases dans les monts de Phrygie et de Lydie»,15 une description ponctuée par un εὐοῖ (v. 141) qui est proféré avec puissance par les adoratrices du dieu et qui peut être entendu à double sens par les spectateurs athéniens. En effet, la profération du cri «évohé», tout comme celui de ses dérivés dans les chants du chœur, enrichit l’effet rituel du drame: le cri s’explique comme adresse à Dionysos de la part des femmes lydiennes qui composent le chœur, mais renvoie aussi, au moins comme allusion, à l’ensemble de la fête des Dionysia au sein desquelles la performance se déroule. Et, dans le contexte précis de la description faite par les bacchantes du dieu Dionysos, on peut même y voir un cri poussé par Dionysos lui-même, comme si le dieu lançait l’interjection rituelle reprise par le chœur et légitimait ainsi le cri rituel dionysiaque.
Il en va de même des autres occurrences du cri «évohé», y compris sous ses formes dérivées: lorsque les bacchantes exposent que chacune d’elle «célèbre Bacchios», non pas «en l’évoquant», mais «en l’évohant», si l’on veut bien accepter ce jeu de mots,16 ou qu’elles répondent au messager qu’elles «l’évohent»,17 elles font surgir ce cri rituel, non pas dans l’espace scénique, mais sous la forme d’une allusion qui résonne en écho, sinon dans la perception directe, au moins dans l’imagination auditive du public. L’effet est d’autant plus flagrant que le début de la parodos multiplie les termes qui invitent les spectateurs à redéfinir l’ensemble du chant, qu’il s’agisse d’une adaptation de la formule invitant à faire silence au début d’une pratique rituelle18 ou du verbe ὕμνειν qui fait de ce passage l’équivalent d’un chant de célébration.19
De même, que Dionysos soit appelé Εὔιος,20 εὔιος θεός21 ou εὔιος δαίμων,22 l’emploi de ce surnom du dieu ou du qualificatif correspondant crée des ambiguités sémantiques: ce dieu est caractérisé par la clameur d’évohé, il est le dieu de l’évohé et son surnom fait aussi surgir ce cri rituel, directement ou par réminiscence.23 L’analyse des deux occurrences du substantif εὐάσματα dans la pièce conduit aux mêmes conclusions: le chœur emploie ce terme dans la párodos pour qualifier non directement son propre chant, mais celui des Bacchantes en général, quand elles célèbrent le dieu.24 Difficile cependant de ne pas établir avec cette désignation distanciée un lien direct avec que représente le chœur aux yeux du public, à savoir un ensemble de Bacchantes célébrant Dionysos. Même si le chant du chœur n’avait pas le rendu, la ligne mélodique, la définition même d’un chant rituel en l’honneur de Dionysos, pris qu’il était dans les contraintes musicales propres au genre tragique, il pouvait en susciter l’impression par suggestion.25
Les deux occurrences de εὐάσματα sont elles-mêmes accompagnées de jeux sonores qui viennent compléter le dispositif et augmenter la complexité sonore, même si celle-ci n’est que suggérée. La deuxième occurrence sert en effet de toile de fond à un cri retentissant de Dionysos lui-même, qui incite les Bacchantes à le célébrer: ce cri est implicitement défini grâce au verbe qui le définit, ἐπιβρέμει (v. 151; voir aussi v. 162), comme un «grondement sourd» analogue à celui du tonnerre, qui fait surgir en même temps dans l’espace sonore, comme une glose, l’un des noms de Dionysos, Bromios, «le Grondant», désigné comme tel au v. 115. Et à cela s’ajoute l’évocation des tambourins, qui accompagnent le chant26 de leur «sourd grondement».27 Ainsi le même son qualifie-t-il l’instrument, le cri du dieu et le dieu lui-même, dans un chant qui, pour être rigoureusement organisé du point de vue de la métrique, ne fait pas moins surgir l’idée du tapage, du vacarme et de la dissonance.28
La mention des tambourins associés au culte dionysiaque correspond à une évolution notable du dernier quart du Ve s.: alors qu’ils semblent liés principalement au culte de la Mère phrygienne avant cette époque,29 ils passent au main des Bacchantes, à la fois dans les textes30 et l’iconographie, où ils remplacent par exemple les krótala que l’on trouve sur les vases attiques depuis la deuxième moitié du VIe s.31 Ces tympana sont un tambour à main, généralement tenu dans la main gauche et joué avec les doigts ou la paume de la main droite.32 Si l’on accepte leur présence sur scène,33 ils renforçaient rythmiquement les chants et les cris rituels proférés dans les différents stásima par le chœur des Bacchantes et contribuaient, par le vacarme qu’ils produisaient, à une sensation de frénésie.34 Et même s’ils n’étaient qu’un objet du discours, et non un instrument joué sur l’orchéstra, ils faisaient partie de ces éléments considérés désormais comme significatifs du culte dionysiaque dont la suggestion donnait à entendre ce que l’oreille du public ne percevait pas forcément dans la réalité de la performance. Ils contribuaient ainsi à la définition du culte comme étranger à la cité grecque et contrastaient spectaculairement –c’est-à-dire, ici, auditivement– avec la musique qu’accompagnent les célébrations d’un rituel civique.
La première occurrence de εὐάσματα dans la párodos est, si possible, encore plus remarquable que la seconde, car elle accompagne non un déchaînement sonore suggéré par le texte, et éventuellement performé sur scène, mais un court récit étiologique qui remonte aux origines du tambourin en mêlant le culte dionysiaque à des références complémentaires (v. 120-134). Le vacarme, si l’on peut dire, n’est pas sonore, mais thématique, par accumulation de plusieurs séries de termes qui se superposent et se confondent. Tout entière contenue dans la deuxième antistrophe, cette évocation commence avec Zeus enfant, dans l’antre de Crète.35 Les Courètes qui accompagnent l’enfance de Zeus sont associés –ou identifiés?– aux Corybantes, à qui est attribuée l’invention d’un «orbe tendu de cuir»,36 le premier tambourin,37 qu’ils remettent ensuite à Mère Rhéa pour rythmer les «chants d’évohé»38 des Bacchantes. Mais il faut encore une intervention, celle des Satyres, pour que le tambourin devienne pleinement l’instrument des danses39 consacrées à Dionysos. Sont ainsi énumérés et partiellement confondus les Courètes et les Corybantes, la Crète et la Phrygie, ce qui renvoie à une équation bien connue qui réunit Rhéa et Cybèle, mais aussi plus largement culte de la Mère des dieux et culte de Dionysos, voire Phrygie et Lydie comme terres de référence. Le motif de la transmission sert de fil conducteur aux quinze vers de l’antistrophe,40 mais cette armature narrative sert aussi un processus d’identification généralisé: au chœur qui chante ce passage se superpose, à l’arrière-plan visuel et sonore dans l’imagination du public, les Bacchantes mentionnées par le texte qui constituent le cortège dionysiaque en général, les Satyres, et enfin les Corybantes et les Courètes eux-mêmes. Le temps des origines, celui de l’enfance de Zeus, le temps de la constitution du cortège dionysiaque, le temps de l’intrigue elle-même et celui de la célébration s’associent pour faire résonner un tambourin dont la voix mime le grondement même du dieu que les Dionysies célèbrent. L’ensemble du chant est comme une épiphanie sonore permise par le rituel athénien.
D’autres instruments enrichissent le paysage sonore sur un mode mineur. Dans le deuxième stásimon, il est ainsi question «d’Orphée jouant de la cithare»,41 sans référence directe ni à la performance chorale ni au culte dionysiaque –à moins que la mort d’Orphée aux mains de Bacchantes, bien connue au moins depuis les Bassarai d’Eschyle, ne suscite un contraste tragique. Lorsque Penthée donne l’ordre à ses archers de livrer bataille aux Bacchantes, il les désigne comme «ceux dont la main fait vibrer la corde d’un arc»:42 le verbe ψάλλω s’applique d’abord à la vibration imposée par le doigt sur une corde d’instrument, la métaphore reposant sur l’analogie bien connue entre l’arc et la lyre.43 Enfin, la syrinx associée à Pan est rapidement mentionnée dans le quatrième épisode, dans un passage où Dionysos se moque cruellement de Penthée et l’invite à épargner «les séjours de Pan où l’on entend siffler sa syrinx»,44 entraînant un court instant l’imagination du spectateur vers des paysages sonores qui ne sont plus ceux de l’oreibasie, mais ceux des rythmes et mélodies champêtres.
Dans ce paysage sonore complexe, fait d’aller-et-retour entre la réalité de la performance, l’intrigue de la pièce et les différents arrières-plans mobilisés par le texte, l’aulós joue un rôle particulier. Tout comme le tambourin, l’aulós est en effet régulièrement défini comme un instrument propre aux cultes orgiastiques, associé à la danse extatique et à la musique sauvage venue d’Orient, plus spécifiquement de Phrygie.45 Aristote le définit d’ailleurs comme un instrument proprement «orgiastique», incapable de susciter un comportement «éthique»,46 et Platon en fait le seul instrument susceptible de déclencher une véritable possession.47
Dans les passages de la párodos où résonnent le cri de l’évohé et le grondement des tambourins, le timbre pénétrant de l’aulós se fait également entendre, dans le même univers sonore où le nom de l’instrument suffit à évoquer le son qui peut être le sien: «le souffle des auloí, doux cri de Phrygie, se mélange en accordant ses tons aux actes des bacchants»,48 quand les Corybantes remettent le tambourin récemment inventé à Mère Rhéa, et «les éclats du saint lotos grondent» à la fin de l’épode,49 imitant la voix du dieu comme le font les tambourins quelques vers plus haut, dans l’épiphanie sonore généralisée que nous décelons à la fin de la párodos.
Rien ne semble distinguer l’aulós du tambourin ou des cris rituels dans l’ensemble de la párodos. Une différence essentielle apparaît cependant pour cet instrument dans le premier stásimon (v. 370-433), qui reconduit et inverse certaines des caractéristiques sonores associées au culte dionysiaque. Ce chant du chœur, divisé en deux paires de strophes, est un commentaire lyrique à l’épisode précédent, les strophes qui le composent étant directement liées à la situation dramatique: la première strophe (v. 370-85) dénonce les propos agressifs que vient de tenir Penthée, et la deuxième strophe (v. 402-15) exprime le désir ardent du chœur de s’évader vers des terres d’où le rite dionysiasque n’est pas proscrit comme à Thèbes. Dionysos reste le sujet du chant, mais, même s’il reste ce Bromios qui gronde (v. 375), il est désormais le dieu du banquet partagé, de la joie et des couronnes. «Thiase et danses» sont toujours mentionnés,50 mais se déploient dans une atmosphère qui n’est plus celle des courses folles sur le Cithéron, mais celle des rituels sociaux au cœur de la cité. La première strophe construit un nouveau paysage sonore, celui où résonnent le «rire» qu’accompagnent les auloí,51 et qui tourne au «silence reposant»52 qu’apporte le «sommeil».53 Dionysos est ici le vin du cratère, le breuvage réparateur qui réunit les hommes, associé à Aphrodite (v. 402-405) et aux Muses (v. 409-411).
Ce changement brusque de ton, voire de tonalité musicale, n’est pas un cas unique dans la pièce. De fait, il est même thématisé à l’apparition d’Agavé sur scène, lorsque se retrouvent pour la première fois en présence les femmes de Thèbes qui célébraient le culte de Dionysos sur le Cithéron et les Bacchantes étrangères qui le célébraient dans l’espace de l’orchéstra (1165-1199). À la folie d’Agavé et de ses compagnes, meurtrières de Penthée, s’oppose la parole du chœur, certes exultant de la victoire de Dionysos sur son ennemi, mais clairvoyant et conscient des enjeux.
À ce dédoublement des valeurs de l’aulós, entre célébration d’un culte dont l’origine est attribué à la Phrygie et à la Lydie, et festivités athéniennes intégrées dans les pratiques de sociabilité, en correspond un autre, celui de l’aulós mentionné dans l’intrigue et celui qu’entend le public, pour le coup sans que le doute soit permis. On sait bien en effet que l’aulós est l’instrument qui accompagne la tragédie, qui en rythme le chant et en organise la mélodie.54 Cela est dû peut-être au fait que l’aulós produit un son au timbre pénétrant, facilement audible depuis les gradins du théâtre.55 Ce n’est cependant pas forcément cet argument technique qui peut justifier l’emploi de l’aulós, mais les usages qui sont les siens et les connotations qui lui sont associées. Il existe par exemple un débat dans l’école aristotélicienne sur les valeurs respectives de l’aulós et de la lyre. D’un côté, ils contribuent tous les deux à la perception claire d’une mélodie, et se suffisent à eux-mêmes, sans besoin d’instruments supplémentaires (Ps. Aristote, Problèmes 19.9). Mais l’aulós est meilleur que la lyre pour accompagner un chant, car il se fond mieux avec la voix et couvre les erreurs du chanteur, alors que la lyre les met en évidence (Ps. Aristote, Problèmes 19.43).
Cette affinité entre l’aulós et la voix humaine est exploitée par Euripide lui-même, par exemple dans l’Oreste où la voix des femmes du chœur est comparée au «souffle dans la tige du roseau léger de la syrinx».56 Contrairement à la lyre ou à la cithare, qui se distinguent en apportant leur propre sonorité, l’aulós a cette capacité à rejoindre au plus près la voix humaine: à la différence des instruments à cordes pincées ou percutées, le son qu’il produit est issu d’un souffle, comme celui qui parcourt la gorge et à partir duquel les mots peuvent se former. Lyre et cithare sont par ailleurs susceptibles, tout autant que l’aulós, de produire une mélodie, mais il leur manque l’impact que produit le rythme, non pas celui des tambourins, avec leurs percussions caractéristiques, mais celui qui accompagne l’émission continue de la voix. Ce rythme, c’est celui des longues et des brèves sur lesquelles se module le chant, qu’il s’agisse de celui que produit la scène tragique ou de celui qui résonne en péan avant et pendant la bataille.57
L’aulète, qui se tient sur l’orchéstra en costume tragique, est l’ordonnateur de la performance: c’est sur son rythme que se règlent les choreutes, à la fois pour produire leur chant et pour évoluer dans l’espace, quel qu’ait été le type de danse ou de mouvements expressifs qu’ils aient effectué. L’emméleia, un terme qui peut renvoyer aussi bien aux unités rythmiques et mélodiques du chant qu’aux membres du corps qui se règlent sur elles (mélos),58 dit bien l’harmonie requise sur la scène tragique, c’est-à-dire l’étroite correspondance entre l’instrument musical tenu par l’aulète et les corps qui se meuvent et chantent dans l’espace régulé de l’orchéstra.
Il ne suffit donc pas de reconnaître que l’aulós est autant l’instrument nécessaire à la performance du théâtre tragique que celui du culte dionysiaque. Dans le paysage sonore perçu par le public comme dans celui construit par le texte, l’aulós joue un même rôle identificatoire, il est l’analogue d’un embrayeur qui, dans une stratégie de communication verbale, renvoie à une situation d’énonciation et participe à l’actualisation d’un énoncé. Le son de l’aulós est ce qui signifie, dans l’espace de l’orchéstra, le cadre rituel dans lequel l’ensemble du dispositif scénique prend place, il rattache les spectateurs à l’hic et nunc de la célébration rituelle. Ses effets mélodiques et rythmiques sont du côté des personnes, acteurs et choreutes, et non des personnages, en ceci qu’ils se conforment à un cadre culturel prédéfini, celui du théâtre athénien. D’un autre côté, les mentions des auloí sont des évocations suggestives qui construisent des espaces de représentation sonore et qui donnent l’illusion au public d’entendre autre chose que ce qu’il entend dans la réalité. Le spectateur à la fois voit un acteur sur scène et se représente un personnage, ce qui est une définition élémentaire du théâtre; mais il est aussi auditeur, et en tant que tel, est soumis à un procédé de duplication sonore identique à celui qui s’applique à son champ de vision.
Par rapport aux tambourins et aux cris rituels, l’aulós bénéficie d’un avantage complémentaire: il est physiquement présent dans la réalité du spectacle, tout en participant à l’évocation du champ sonore dans le cadre de la fiction dramatique. Ce dédoublement de l’aulós est en fait singulier, et lui donne un pouvoir d’articulation remarquable: il est en effet ce qui affirme la juxtaposition de la fiction dramatique avec la réalité cultuelle. En ce sens, il est ce qui rend manifeste l’analogue d’un code-switching, c’est-à-dire le passage d’un système d’interprétation à l’autre.59 De même qu’une langue peut intégrer dans un énoncé non seulement des mots empruntés à une autre langue, mais des éléments syntaxiquement régulés qui, de ce fait, appartiennent en même temps à deux systèmes linguistiques, le dispositif dramatique se fonde sur l’association et la complémentarité d’une perception sensorielle ancrée dans la réalité et d’une représentation visuelle et sonore qui ne se déploie que dans le monde intérieur d’un spectateur-auditeur. L’aulós, présent dans les deux systèmes, est l’un des points de jonction où l’équilibre dramatique se joue. Il assure la production de l’univers sonore scénique et la construction d’un exotisme sensoriel fantasmé.60
L’une des originalités des Bacchantes, c’est non seulement d’avoir utilisé l’aulós comme une clé du dispositif général, mais d’en avoir fait en quelque sorte le commentaire. On se rappelle en effet que le Dionysos célébré dans la párodos au son des auloí et des tambourins est lydien et phrygien, tandis que le dieu des banquets chanté dans le premier stásimon est athénien. On peut donc dire que l’aulós est à la fois phrygien et grec, il est à la fois ce qui guide les mouvements et les cris des Bacchantes et ce qui règle l’ordonnancement du banquet, à condition de se rappeler que cette double définition se fait dans l’espace sonore représenté, et non perçu, et s’articule donc avec un troisième type d’aulós, celui dont joue l’aulète dans l’orchéstra pour accompagner cette même évocation.
S’il y a jeu d’altérité, polarité entre l’ici et l’ailleurs, le Grec et l’autre dans les Bacchantes, ce jeu est démultiplié et se déploie dans différentes dimensions, et surtout il est constamment en action. Si l’attention se porte un instant sur l’aulós de l’espace scénique, la mention d’un aulós dionysiaque en modifie la perception en introduisant la suggestion d’une autre sonorité qui se superpose à celle que produit l’aulète, voire s’y confond même ou l’annule. Mais cet effet ne dure qu’un instant, et l’auditeur réajuste son oreille à son environnement sonore, pour être pris ensuite par un nouvel effet, cri rituel ou allusion au tambourin, qui reconduit l’imagination vers de nouvelles voies (ou voix). Les identités phrygiennes, lydiennes, grecques et athéniennes, malgré leur apparente solidité, sont soumises à un flux permanent en se greffant sur ces objets eux-mêmes labiles que sont les tambourins et les auloí. Dionysos lui-même est-il lydien, phrygien, grec, thébain, ou athénien, tantôt l’un tantôt l’autre, ou plutôt tout cela à la fois, en tension perpétuelle avec lui-même? Le dieu qui a adopté la forme d’un étranger, comme un vêtement, qui pourra en dire l’identité véritable?
Le premier stasimon est exemplaire de cette tension générale, qui est comme un jeu de miroirs: le banquet grec où règne Dionysos est célébré par les Bacchantes lydiennes, au son d’un aulós dont les notes résonnent dans un terroir athénien dont Thèbes est la contrepartie dans la fiction dramatique. En dernier ressort, cette Phrygie et cette Lydie dont il est question font intégralement partie de l’espace athénien, quoiqu’elles soient prétendues étrangères. On sait bien que l’exotisme n’est qu’une stratégie de représentation qui occulte les identités revendiquées par l’autre, au profit des identités construites par celui qui tient le discours de l’exotisme. Les notes de l’aulós dionysiaque des Bacchantes, parce qu’elles sont suggérées et non jouées, parce qu’elles sont rêvées et non perçues, n’ont pas à justifier leur statut d’étrangères par des détails historiquement avérés. Mais leur exotisme est d’autant plus efficace qu’elles résonnent en contrepoint avec les notes que joue l’aulète: c’est dans ce contraste sonore paradoxal, entre perception et imagination, que s’élaborent à la fois la définition de Dionysos et celle du théâtre athénien. L’un des enjeux des Bacchantes, c’est d’avoir thématisé et transposé sur le mode sonore cette articulation du spectacle tragique.