Introduction
D’après une étude menée en 2004 sur les pays de l’Union européenne, ainsi que la Suisse et la Norvège, les municipalités définies comme montagneuses occupent une superficie de 1,9 millions de km., soit environ 41 pour cent de leur territoire1, et comptent 94,3 millions d’habitants, à savoir près de 20 pour cent de leur population totale. Les aires de montagne sont donc une réalité géographique et démographique significative dans le continent européen. De surcroît, elles constituent une mosaïque sur le plan politique, social et culturel que la formation des Etats nationaux, la modernisation industrielle, le processus d’intégration européenne et la globalisation ont partiellement gommé, sans toutefois les ébranler. Ces hétérogénéités sont donc des traits fortement ancrés dans l’histoire des aires de montagne du continent, au point qu’elles ont longtemps été perçues comme des obstacles au processus de convergence (voire d’homogénéisation) des trajectoires politiques, culturelles, sociales ou économiques qui ont guidé l’histoire du continent européen durant les derniers siècles.
Cette perspective, qui interroge l’idée des montagnes en tant qu’espaces de l’«altérité» par rapport au monde des plaines (Guichonnet, 1980 ; Bätzing, 1991 ; Nigro, Lupo, 2020), voire même d’espaces de résistance face aux changements (Desplat, 1998 ; Kezich, 2002 ; Armiero, 2013), s’emboîte avec une série de questions qui, au cours des dernières années, ont orienté nombre de recherches sur leurs relations avec les plats pays, à travers les mobilités et les migrations, le commerce et les activités marchandes et, enfin, les dynamiques d’appropriation et de gestion des ressources.
En raison du caractère copieux et fécond de ces domaines de recherche, cette esquisse ne peut être qu’incomplète et partielle. Pour cette raison, elle se structure autour d’une préalable démarcation – à la fois chronologique et géographique – du terrain sur lequel porte notre attention. Sur le plan chronologique, notre examen sera circonscrit à l’époque moderne, lorsque le peuplement des montagnes européennes est allé de pair avec un processus d’intensification du secteur primaire. Tout en comptant des phases de stagnation, voire de repli, durant cette période les tendances de l’évolution démographique de nombreux massifs montagneux européens ont calqué d’assez près celles des territoires de plaine, seule l’intensité des variations configurant, dans certaines phases historiques, des spécificités montagnardes. Par cette démarcation temporelle, la lecture de l’intensification du secteur primaire des montagnes porte donc moins sur l’effet du cadre environnemental et de la géographie que sur celui des variables économiques, politiques et culturelles (Mathieu, 2005). Du point de vue géographique, notre attention sera focalisée sur trois parmi les principaux massifs montagneux du continent, à savoir les Alpes, les Apennins et les Pyrénées. Ce choix délaisse de nombreux territoires de montagne du continent, dont le Massif Central et les montagnes scandinaves, les Carpates, les Alpes dinariques, les montagnes des Balkans et du Caucase, ainsi que les Highlands écossaises. Il se justifie néanmoins par leur appartenance majoritaire au monde culturel et linguistique néo-latin2 et par leur rôle d’espaces de contact et de passage : entre les aires méditerranéenne et germanique pour les Alpes ; entre les aires tyrrhénien et adriatique pour les Apennins ; entre les aires française et ibérique pour les Pyrénées.
1. Mobilités e migrations
1.1. Le paradigme « révisionniste » dans les Alpes et au-delà des Alpes
En répercutant le regard promu, des siècles durant, par le monde urbain, F. Braudel avait défini les montagnes comme des espaces marqués par la fermeture, l’autarcie et dont l’histoire « c’est de ne point en avoir ». Non pas sans contradiction, l’historien français concevait aussi les montagnes comme des « fabriques d’hommes à l’usage d’autrui », des territoires, donc, condamnés au surpeuplement à cause du rapport chroniquement déficitaire avec leurs ressources.
Dès les années 1970-80, ce regard a été l’objet d’une ample révision. Lancée par des enquêtes anthropologiques, elle a été systématisée par P. P. Viazzo (1989) qui, en énonçant l’hypothèse du paradoxe alpin – a postulé une corrélation positive entre l’altitude d’une part, les niveaux de prospérité économique et d’ouverture économique et culturelle de l’autre. Dans le sillage de cette hypothèse, dans les années 1990, de multiples recherches ont démontré qu’à travers les migrations, les économies de montagne ont pu diminuer l’intensité de travail dans le secteur primaire, tout en étayant des taux de croissance démographique comparables à ceux des régions de plaine (Mathieu, 1998). Loin d’être des mouvements d’expulsion dictés par la misère, les mobilités alpines s’organisaient souvent à l’intérieur de chaînes migratoires basées sur la spécialisation régionale et professionnelles facilitant l’insertion de leurs protagonistes dans les marchés du travail externes. En même temps elles se configuraient à l’intérieur de stratégies reproductives principalement vouées au maintien (Granet-Abisset, 1994 ; Ferigo, Fornasin 1997 ; Lorenzetti, 1999 ; Audenino, 2002 ; Fontaine, 2003).
Ces résultats ont démontré l’inadéquation du modèle push/pull pour appréhender les logiques des migrations montagnardes, tout en mettant en cause l’idée braudelienne de l’organisation hiérarchique de l’espace selon des relations asymétriques entre les centres et les périphéries (Fontaine, 1998 ; Radeff, Nicolas, 2014). Les migrations de métier dans l’arc alpin étaient basées sur des structures réticulaires dans lesquelles les vides provoqués par les mobilités verticales entre les territoires de montagne et les plats pays étaient comblés par des mobilités horizontales (de la montagne à la montagne) répondant à des mécanismes de substitution. L’espace alpin se configurait ainsi comme un vaste marché du travail, subsidiaire aux flux migratoires reliant les montagnes aux plaines, mais en mesure aussi de répondre aux pulsions des économies locales (Lorenzetti, 2009a ; Viazzo, 2009).
Enoncé principalement autour de l’espace alpin, la relecture historiographique des années 1980 et 1990 a aussi intéressé les Pyrénées et les Apennins qui, à plusieurs reprises, en ont testé ses différents éléments (Albera, Corti, 2000). Les analyses sur le monde pyrénéen notamment, ont insisté sur la gestion des patrimoines des Maisons à travers les normes de l’inégalité successorale. En dépit des pratiques d’exclusion des cadets, dans ces montagnes l’émigration jouait, du moins dans l’époque moderne, un rôle subalterne dans les mécanismes de régulation de la croissance démographique (pour les Pyrénées occidentales, Etchelecou, 1991 : 32, 40-45). D’autres facteurs permettaient d’absorber les surplus de population, notamment le célibat définitif, la création de nouveaux hameaux (bastides) sur les terres collectives et, surtout, la « densification » des domaines familiaux avec l’établissement des cadets mariés à l’écart des domaines familiaux (Etchelecou, 1991 : 43 ; Bonnain-Dulon, 2010). Dans les Apennins, par contre, les mobilités, à l’instar des Alpes, ont assuré un rôle de régulation démographique. Enclenché durant l’expansion du XVIe siècle, ce rôle s’est perpétué après le repli démographique des premières décennies du XVIIe siècle, tout en se consolidant sous la forme de mobilités circulaires ou temporaires qui ont traversé le massif au cours de ces siècles (Sabbatini, 1999 ; Moroni, 2004 : 92 ; Ciuffetti, 2019 : 217). Les apports économiques des mobilités assuraient aux populations des Apennins des niveaux de vie analogues, voire supérieurs à ceux des terres basses (Dadà, 2000 ; Allegretti, 2004), même si, comme dans les Alpes (Mocarelli, 2012), en raison des caractéristiques des sols, la production céréalières des terres hautes étaient souvent déficiente (Ciuffetti, 2013b).
Dans la plupart des cas, ces mobilités répondaient à la demande saisonnière de bras pour les travaux agricoles (labourage, moissons, vendanges, battage des grains, …) dans les plaines de l’Italie centrale, du Latium et dans le Tavoliere (Russo, 2004). Les rythmes et les cycles des départs étaient donc basés sur les écarts dans les cycles végétatifs des régions d’altitude et des plats pays. Les effets sont pas des moindres. Alors que dans de nombreuses régions alpines les mobilités temporaires et saisonnières éloignaient les hommes de leurs villages du printemps à la fin de l’automne, imposant ainsi aux femmes d’assumer la plupart des travaux agricoles et des tâches liées à la conduction de l’exploitation familiale (Lorenzetti, Merzario, 2005), dans les Apennins, le cycle plus court des absences masculines atténuait la division sexuelle du travail, les hommes des Apennins continuant à assurer une large partie des tâches agricoles dans leurs exploitations.
1.2. Après le paradigme « révisionnisme »
En dépit des observations critiques formulées à l’égard du paradigme « révisionniste » (Viazzo, 2000), les enquêtes menées au début des années 2000 en ont validé les fondements, tout en alimentant de nouveaux chantiers de recherche dans divers espaces montagnards. Ainsi, après les études sur les réseaux du colportage de l’espace alpin (Ferigo, Fornasin, 1997 ; Fornasin, 1998 ; Fontaine, 2003), celles sur les Apennins ont permis de montrer des éléments de convergence, mais aussi des spécificités. Dans l’Apennin central, notamment les circuits du colportage se superposaient souvent à ceux de la transhumance (Russo, 2004). De plus, ils appréhendaient aussi bien les produits de l’espace économique local que les produits provenant d’autres espace, permettant ainsi aux colporteurs de s’intégrer dans d’amples circuits et réseaux de distribution (Ciuffetti, 2015).
Les multiples formes de mobilité interrogent aussi les dynamiques des flux financiers entre les montagnes et les plats pays. Alors que dans les Alpes l’attention s’est focalisée sur les apports monétaires des migrations en faveur des économies de montagne (Merzario, 2000 ; Audenino, 2002 ; Lorenzetti, Merzario, 2005 ; Parnisari, 2015), dans les Apennins, diverses études ont mis en exergue le volet capitaliste de la transhumance à travers les flux financiers engendrés par la location des estives par les éleveurs des plaines (Gobbi, 2004), et, dans le sens inverse, les payements effectués par les éleveurs des terres hautes pour s’assurer la location des pâturages d’hiver dans les plats pays (Piccioni, 1999 ; Moroni, 2004).
Fortement rémunératrices – bien plus que la terre – ces activités pouvaient néanmoins entraîner des effets perturbateurs pour les systèmes économiques et sociaux montagnards. Si la plupart des épargnes cumulés par les migrants dans les plaines remontaient les vallées pour atteindre leurs communautés d’origine, une partie redescendait pour s’employer dans les économies urbaines où ils jouissaient de plus hautes rémunérations, par exemple à travers les investissements dans les secteurs immobilier et commercial (Bianchi, 2013 ; Lorenzetti, 2017 ; Schnyder, 2018). D’autre part, loin de donner lieu systématiquement à des investissements productifs, les épargnes étaient aussi à l’origine d’une économie de la rente basée sur le marché foncier et sur le crédit informel nourrissant les circuits du clientélisme local et régional et inhibant les cultures entrepreneuriales locales. À cet égard, diverses études ont postulé le rapport antagoniste des migrations avec le développement d’activités (proto)industrielles. Souvent, en effet, les contraintes des tâches agricoles et de la division sexuelle du travail occasionnaient une offre insuffisante de main-d’œuvre face aux nécessités des secteurs extra-agricoles. Cette relation est toutefois loin d’être rigide. Dans les montagnes du Frioul et du Dauphiné (Alpes) l’essor de la protoindustrie textile n’a pas annulé les pratiques migratoires traditionnelles (Olivier, 1999 ; Ferigo, 1998 ; Beonio Brocchieri, 2002 ; Fontaine, 2013). Il en va de même dans les Apennins. Dans les localités de Montefeltro et Camerte dans les Marche la protoindustrie textile a longtemps coexisté avec les mobilités saisonnières (surtout hivernales) des hommes (Ciuffetti, 2019 : 147), et dans les montagnes de Pistoia (Toscane) la forte vocation métallurgique n’a pas entravé les mouvements annuels des journaliers agricoles vers les plaines de la Maremma (Sabatini, 1999).
Les effets perturbateurs des migrations ont été observés aussi par les historiens de la famille. Leurs analyses ont montré que la réussite des projets migratoires élaborés au sein des groupes domestiques n’étai pas seulement à la merci des accidents de leurs protagonistes et des aléas conjoncturels. Elle pouvait aussi subir les contrecoups des choix des migrants. En mettant en résonance des trajectoires de réussite individuelle et les transformations des rapports intergénérationnels survenant à la fin de l’Ancien, diverses analyses ont détectés la diffusion de comportements brisant les logiques de la solidarité familiale et mettant en discussion les règles coutumières de la reproduction familiale (Lorenzetti, 2009b ; Chiesi Ermotti, 2019).
En parallèle, la perspective transnationale a fourni l’occasion pour relire le phénomène des chaînes migratoires organisées autour de spécialisations professionnelles ou de la gestion de monopoles corporatifs liés aux services urbains (services douaniers et de porteurs, chantiers publics, …) (Schnyder, 2015 ; Schnyder, 2018 ; Dotter, 2016). Dans nombre de cas, ces migrations donnaient lieu à des formes de « bilocalisme » (ou « plurilocalisme ») (Albera et al., 2005), favorisant la naissance d’identités « transversales ». Ainsi, en décortiquant les stratégies reproductives d’une dynastie de marchands migrants d’une vallée alpine du Tessin (Suisse) F. Chiesi Ermotti (2019) y a discerné moins des comportements transnationaux qu’une attitude « trans-locale ». En effet, dans cette vallée, la mobilité liée au négoce international était organisée dans le but d’éviter l’affaiblissement des liens de ceux qui partaient avec leur communauté d’origine et de garder la maison au centre du projet de la reproduction familiale sur la base d’une gestion minutieuse des trajectoires personnelles et professionnelles de chacun de ses membres.
Les pratiques de la reproduction familiale sont aussi au cœur des études sur les rapports de genre et sur la place des femmes dans les sociétés de montagne. Les études historiques ont à plusieurs reprises suggéré les connexions entre les normes de la transmission et de la succession d’une part, la place des femmes dans le fonctionnement des systèmes économiques d’autre part. Les normes agnatiques en vigueur dans nombre de régions de montagne contribuaient à reléguer les femmes dans une situation subordonnée au monde masculin. En ce sens, les aires pyrénéennes donnant accès aux femmes à la succession à travers la primogéniture ou les pratiques égalitaires en vigueur dans le Valais oriental (Suisse) et répondant au modèle Bourgeois (Albera, 2011 : 153-154, 265-293), ont longtemps été perçues comme des exceptions dans les aires de montagne du continent européen. D’ultérieures recherches ont toutefois montré qu’en dépit des bornes juridiques qui les plaçaient dans une position subordonnée aux hommes, ces sociétés confiaient aux femmes des espaces d’autonome et de responsabilité touchant la gestion des affaires familiaux (y compris la participation au marché foncier et du crédit), ainsi que la participation active à la vie sociale et politique locale (Carle, 1995 ; Merzario, 2000 ; Guzzi-Heeb, 2007 ; Cavallera, 2010 ; Montenach, 2010).
2. Echanges, infrastructure commerciale, acteurs
2.1. Echanges et organisation spatiale : les relations entre les montagnes et les plaines
Le nouveau regard porté sur les migrations des territoires de montagne a aussi conduit les historiens à réinterroger les systèmes d’échange qui, à travers le marché et les infrastructures commerciales, connectaient les économies de montagne aux économies urbaines et des plats pays. Inspirées par le modèle ricardien des avantages comparatifs3 , les études ont longtemps rappelé que la complémentarité entre les économies de montagne et celles des plaines était en rapport avec la spécialisation émanant de vocations productives, plus ou moins fortement corrélées avec les caractéristiques environnementales et climatiques des montagnes. C’est ce que suggéraient les études sur l’espace helvétique où, dès le XVe siècle, on a assisté à la mise en place de deux économies spécialisées et complémentaires : celle des régions alpines et préalpines de la Suisse centrale, vouées à l’élevage et à l’exportation de bétail et de produits fromagers vers le haut plateau helvétique (et le nord de l’Italie), et celle de ce dernier vouée à la production céréalière, en partie destinée à nourrir les territoires de montagne où la production de blés était désormais résiduelle (Mathieu, 2016). Des formes de complémentarité économique basées sur des dynamiques de spécialisation spatiale ont été détectées aussi dans les Apennins où, durant l’époque moderne, les systèmes économiques internes (à savoirles territoires de montagne) ont entretenu d’étroites relations avec les plaines des côtes adriatique et tyrrhénien (Sabbatini, 1999 ; Russo, 2004 ; Mazzoni, 2004 ; Gobbi, 2013 ; Ciuffetti, 2019 : 75-92) par le biais de la transhumance et des échanges qu’elle générait. À l’instar d’autres espaces des Alpes occidentales et des Pyrénées (Laffont, 2006 ; Lebaudy, Albera, 2001), dans les Apennins aussi, les déplacements des troupeaux d’ovins vers les pâturages de plaine croisaient ceux des matières premières, des produits alimentaires et des biens manufacturés qui depuis les plats pays remontaient vers les territoires de montagne (Sabbatini, 2004 ; Moroni, 2004 ; Russo, 2004 ; Mocarelli, 2016).
La meilleure compréhension du fonctionnement des économies préindustrielles a toutefois mis en lumière les limites de la théorie des avantages comparatifs. En effet, outre la sous-estimation des coûts de transport et de transaction, le modèle ricardien ne tient pas compte de la mobilité de la main d’œuvre qui permettait de baisser l’intensité de travail dans le secteur primaire des territoires de montagne. Enfin, il ne considère pas les économies d’échelle et les effets d’inertie, favorisant la perpétuation d’activités productives (dont l’émigration) même lorsque des prix relatifs défavorables auraient dû en décréter l’abandon (Pfister, 2002 ; Fontaine, 2005). Ces remarques ont permis de jeter un regard plus articulé sur les relations des économies de montagne avec les plats pays et d’en souligner la variabilité dans le temps. C’est d’ailleurs ce qu’atteste le cas des Monti Sibillini (Apennins) qui ont connu deux trajectoires économiques divergentes. Dès le bas Moyen âge, en effet, le versant tyrrhénien de ce massif montagneux s’est organisé autour des activités sylvo-pastorales et de l’exportation de ses produits (bois, bétail, fromages), mais au cours de l’époque moderne, l’intensification de la transhumance à progressivement renforcé son intégration dans l’économie des plaines côtières. Le centre de gravité économique des terres hautes s’est ainsi déplacé de la montagne aux plaines du Latium où la transhumance a acquis un caractère capitaliste. Dans le versant adriatique, par contre, la complémentarité entre la montagne et la plaine a donné lieu à une économie mixte, basée sur l’intégration de l’activité manufacturière (liée aux produits de l’élevage) et de l’activité agropastorale. La privatisation des terres collectives promue à partir du XVIIe siècle pour accroître l’usage intensif des sols à travers le système du métayage a néanmoins cantonné l’élevage dans un rôle économique d’appoint. Enfin, suite au détournement des transhumances traditionnelles vers le versant tyrrhénien, l’économie régionale a subi un repli vers l’autoconsommation. Finalement, l’entrée de ces territoires de montagne dans l’orbite urbaine, accomplie à travers la mainmise des grands propriétaires fonciers sur leurs biens collectifs, a contribué à la désarticulation de leur système économique et à leur marginalisation (Mazzoni, 2004 ; Gobbi, 2004 : 68-69). Les trajectoires de l’économie de la transhumance pouvaient procéder aussi du changement des équilibres régionaux. La ville de Puigcerdà, qui entre le XVe et le XVIe siècle était la plaque tournante de la transhumance des Pyrénées occidentales, a subi, dès la fin du XVIIe siècle, un recul face à l’affirmation politique des communautés rurales. En perdant le contrôle sur ses pacages – qui lui assuraient le contrôle de l’élevage –, la ville s'est détournée de la gestion directe de la transhumance pour se recentrer sur l’espace domestique, son destin étant désormais celui d’un bourg de montagne gardant tout au plus des fonctions urbaines élémentaires (Conesa, 2012).
Au-delà des spécificités locales et régionales, les études concordent dans le constat que, loin d’être fermées et vouées à l’autoconsommation, les économies de montagne de l’époque moderne étaient traversées d’intenses flux marchands. Les montagnes n’ont d’ailleurs jamais représenté des barrières infranchissables pour le commerce ; les obstacles liés à l’orographie, à la qualité médiocre des routes et aux coûts des transports ont freiné le processus d’intégration des marchés, sans pour autant bloquer les pulsions entrepreneuriales liées aux activités marchandes dans les massifs montagneux (Poujade, 2008). Dans les Alpes (Palmero, 2001 ; Scharr, 2007 ; Schöpfer et al., 2014 ; Maffi, 2016), ainsi que dans les Pyrénées (Conchon, 2005 ; Poujade, 2008 : 41-47) et dans les Apennins (Giana, 2007), les analyses ont mis en exergue le rôle des marchands-entrepreneurs et des collectivités locales dans l’organisation des transports à travers les montagnes, ainsi que les efforts mis en œuvre pour contrôler les grandes routes commerciales dans le but de mieux concurrencer d’autres parcours. Dans ce contexte, les coûts de transport s’avéraient un facteur crucial dans les stratégies commerciales déployées dans ces régions. Au XVIIIe siècle, par exemple, le fer brut acheté dans le pays d’Andorre par les forgeurs du Haut-Ariège (Pyrénées) n’était pas transformé dans les forges locales, mais était revendus aux forgeurs du Languedoc, le transport permettant d’accroître son prix de vente sur les marché extra-pyrénéens (Codina 2005). Même les frontières sillonnant les montagnes ont été moins des barrières que des opportunités pour les échanges commerciaux. En effet, elles contribuaient à la création de zones de contact qui n’étaient pas seulement le produit de l’écart économique entre deux espaces, mais aussi le fruit de relations communautaires et de liens de solidarité (Poujade, 2010 ; Lorenzini, 2013) sur lesquelles s’appuyant l’élevage et les échanges marchandes, y compris ceux de nature informelle telle que la contrebande, largement attestée le long des lignes de confins des territoires de montagne (Bourret, 1998 : Caporossi, 2010 ; Ciuffetti, 2013a ; Montenach, 2017 ; Duinat, 2018). Dans les Pyrénées, la négociation de l’usage des pâturages des deux côtés de la crête – essentielle pour la gestion de la transhumance transpyrénéenne – a donné lieu à des accords connus sous le nom de lies et passeries (alliance et paix) protégeant ou régulant l’exploitation de ces espaces. Ainsi, dans le Béarn, diverses communes de la vallée d’Aspe bénéficiaient de droits d’usages des pâturages sur la montagne d’Astu qui, bien que morphologiquement situés sur le versant français, appartenaient aux Espagnols. Tous les six ans, leur jouissance était confiée aux habitants de la commune française de Borce et une année sur trois les pâturages du versant méridional du massif d’Aspe (Espagne) étaient laissé en jouissance aux communes françaises (Etchelecou, 1991 : 31).
Les accords de lies et passeries régulaient aussi les trafics transfrontaliers et les échanges commerciaux entre les deux versants de la frontière en temps de guerre ou durant les grandes foires de printemps et d’automne (Etchelecou, 1991 : 30-31 ; Poujade, 2008 ; Lebaudy, 2011). De cette façon, au XVIIIe siècle l’industrie drapière du Midi français pouvait être alimentée par les laines importées depuis la Navarre et la Catalogne. Les producteurs de draps cardés avaient largement recours aux laines espagnoles qui alimentaient ainsi le commerce transpyrénéen. Diverses localités de montagne en profitaient, grâce aux eaux minérales chaudes qui permettaient d'effectuer les premiers traitements de la laine brute les premiers traitements de la laine brute (Minovez, 2019). Même dans les Apennins, diverses activités économiques ont contribué directement à leur intégration dans les espaces économiques interrégionaux et internationaux. À cet égard, il importe de mentionner le cas de l’industrie du papier qui s’est développée entre les Marches et l’Ombrie. Au bas Moyen âge un petit nombre de localités (dont Fabriano, Pioraco, Camerino et Foligno) détenaient un véritable monopole du marché du papier qui s’étendant sur la péninsule italienne, voire sur une large portion du continent européen (Castagnari, 2006). Un ultérieure secteur lié à l’exportation et qui a connu son essor dans ces territoires est celui du pastel de teinturier (guado). La production de ce colorant naturel était entièrement absorbée par les filatures de laine florentines pour teindre les tissus (Moroni, 2004 ; Mocarelli, 2013).
2.2. Flux, institutions, acteurs
Le caractère composite et multidimensionnel du commerce dans les territoires de montagne se reflète dans la variété des flux qui incluent ceux destinés à satisfaire les besoins des populations locales, ceux répondant à la demande extérieure ou encore ceux liés à des dynamiques marchandes étrangères aux économies locales (Lorandini, 2017). Les études sur l’espace alpin ont suggéré qu’en dépit de l’intensité et de la fréquence des échanges avec les régions limitrophes – et hormis les régions qui ont entrepris la voie de la spécialisation dans l’élevage et l’exportation de bétail et de fromage –, durant l’époque moderne, le commerce de transit a gardé une place centrale dans les flux marchands intéressant les Alpes, notamment les vallées situées le long des principaux axes de communication reliant le Nord au Sud de l’Europe (Furrer, 2007 ; De Franco, 2016 ; Lorandini, 2017 ; Schöpfer et al. 2014).
Loin de représenter une portion résiduelle des échanges, le commerce régional ou transfrontalier avait néanmoins une place importante pour les économies de montagne. Aux Apennins notamment, parallèlement à leur rôle de nœud du transit du grand commerce traversant la péninsule, nombre de localités étaient aussi les relais du trafic interrégional se déroulant entre les Marche et l’Ombrie (Moroni, 2004 ; Ciuffetti, 2019 : 76-78 ; Sabatini, Sansa, 2007). Dans ce contexte, depuis le bas Moyen âge les Apennins n’étaient pas seulement un espace charnière mais aussi un territoire où se sont installées d’importantes activités productives liés aux ressources locales et régionales et donnant lieu à des échanges aussi bien à courte, à moyenne et à longue distance (Moroni, 2012). En reflétant le modèle des lieux centraux, des villes telles que Camerino, Fabriano et Norcia, structuraient des microrégions à l’intérieur desquelles s’organisait la majorité des activités productives et de distribution à l’échelle régionale, mais qui en même temps étaient ouvertes aux marchés internationaux à travers l’importation de matières premières et l’exportation de produits manufacturés (Ciuffetti, 2019 : 79-80). De façon analogue, dans diverses vallées pyrénéennes le commerce de transit entre la Catalogne et la France se superposait au commerce transpyrénéen de courte et moyenne distance notamment celui qui depuis la Navarre, l’Aragon et Andorre acheminait vers les vallées françaises de l’autre versant des produits tels que le sel, l’huile et la laine, et celui qui, en sens inverse, des Pyrénées français exportait au-delà de la frontière du bétail sur pied, des textiles, du fer, des grains, du cuir, de la quincaillerie, du fromage, de la charcuterie, du tabac, du vin, etc. (Poujade, 2010 : 106-108). L’Ariège notamment exportait ses produits – des ovins, des mulets et du fer contre du vin, des blés, du sel et de l’huile – à l’intérieur d’un système d’échanges inscrit dans les régions limitrophes. Mais en même temps, diverses localités de la régions constituaient les points de relais du commerce entre Toulouse et Barcelone. Il s’agissait donc d’un espace à deux niveaux – celui régional et celui international – dans lequel les marchands pouvaient gérer le commerce de détail ou bien assumer le rôle de grossistes interrégionaux (Brives-Hollande, 2005; Larguier, 2005 ; Poujade, 2008).
Le fonctionnement du commerce dans les espaces montagnards de frontière a pu être ultérieurement précisé en reconstituant l’organisation des sociétés marchandes. Les études de C. Lorandini (2006) et de J. Pizzorni (2005) notamment, ont montré que les sociétés marchandes du XVIIe et du XVIIIe siècle qui déployaient leurs commences entre la Lombardie et l’Autriche géraient souvent aussi des activités productives selon le modèle du Verlagssystem. Leur réussite entrepreneuriale se basait sur leur capacité d’étendre leur réseau de distribution et de diversifier leurs stratégies commerciales, par exemple grâce à l’intermédiation financière ou à la production de biens de consommation avec une forte plus-value (par exemple la soie ou le tabac). Loin d’être uniquement la réponse à l’étroitesse des marchés, ou bien une stratégie destinée à diminuer les risques induits par l’inefficience des institutions et par la faible coordination des marchés, la diversification des champs d’activité de la plupart des marchands des régions de montagne était le fruit de la mise en valeur des capacités et des connaissances cumulées sur le terrain ; un sorte de learning by doing leur assurant un haut degré de compétitivité sur les marchés internationaux (Lorandini 2006).
Dans ce contexte général, les infrastructures commerciales – notamment les foires et les marchés – jouaient un rôle crucial. Elles étaient de véritables points de charnières des systèmes commerciaux régionaux et internationaux et les catalyseurs des informations qui en structuraient les flux (Scaramellini, 1998 ; Bonoldi, 2003a ; Bonoldi, 2003b ; Denzel, 2016).
La diffusion quasi capillaire des foires dans les aires de montagne, et leur survie bien au-delà de la fin de l’époque moderne, a été lue selon deux perspectives dont la première renvoie au modèle des lieux centraux et des rentes de situation dont elles bénéficiaient. Le commerce transpyrénéen, par exemple, s’articulait autour des foires qui se tenaient dans des bourgs faisant office de lieux d’intermédiation pour le transit de marchandises destinées à l’autre versant de la frontière. Cela dit, les foires n’avaient pas seulement un rôle de support et d’organisation des trafics de transit. Dans les Pyrénées, elles étaient aussi les places de redistribution de denrées alimentaires destinées au ravitaillement régional. Sur elles convergeaient aussi les produits locaux, notamment le fer extrait dans les mines du massif et transformé dans les forges disséminées dans le territoire, avant d’alimenter le marché toulousain et du Languedoc (Poujade, 2010 : 158-161). Les foires contribuaient aussi à dynamiser le commerce transfrontalier et les économies locales. La laine espagnole notamment, était utilisée pour la production de cordelats dans les manufactures du pays de Foix (Poujade, 2005) et dans l’autre sens, une partie des flux de grains, poissons, toiles et capes se dirigeant vers la Catalogne intérieure, étaient écoulés dans les hautes vallées et à Andorre (Poujade, 2010 : 161).
La longue survie, dans les aires de montagne, des marchés et des foires a été relue sur la base du modèle néo-institutionnaliste et du rôle des institutions dans les processus économiques. Plus récemment, diverses analyses ont ainsi suggéré que la réussite des grandes foires de Bolzano à partir du XVe siècle relève de la présence d’institutions et d’organisations en mesure de limiter les coûts de transaction, par exemple en facilitant la circulation des informations et la transparence des prix, ou en certifiant, à travers la présence d’une institution juridique (le Magistrato mercantinel di Bolzano), la fiabilité des acteurs et la validité des contrats (Bonoldi, Leonardi, Occhi, 2012 ; Denzel, 2016 ; Jeggle, 2016 ; Bonoldi, 2017).
3. Usages, appropriation et gestion des ressources
3.1. Filières productives, innovation et pluriactivité
Bien plus que les plaines, les montagnes se caractérisent par la richesse et la variété de leurs ressources. Les pâturages, les bois (avec leurs multiples produits), les cours d’eau, la faune et la flore, les minerais (métaux, pierres, cristaux, …), etc. offraient aux territoires de montagne de multiples opportunités économiques, incluant celles plus ponctuelles et modestes, à l’échelle individuelle, jusqu’à celles de plus large échelle, organisées selon le modèle capitaliste.
Dans les Alpes (par exemple le Biellese ou les Hautes-Alpes), de même que dans les Apennins (le Casentino et les versants montagnards de l’Emilie et de la Romagne et dans les Pyrénées (le Béarn, le Bigorre, le Couserans, le Labourde, le Pays de Foix), on décèle, dès le bas Moyen âge, l’essor de diverses filières productives organisées autour de la production de filés, de draps et de toiles utilisant de la laine, du lin et du chanvre disponibles sur place. De même, dans les trois massifs montagneux, l’exploitation des forêts a donné lieu à un enchaînement d’activités (coupe des bois, transport, traitement, transformation, distribution) nourries par la demande locale et extra-régionale. Outre le secteur de la construction, la filière du bois était strictement liée à celle la métallurgie qui, en profitant des nombreux gisements de minerais, s’est implantée dans de nombreuses aires des massifs montagneux européens. Dans les Alpes et dans les Pyrénées, la filière métallurgique a longtemps prospéré grâce aux avances technologiques tel que le processus indirect de réduction des minerais de fer développé dans l’Italie du nord au XVe siècle. Ce procédé a été exporté par les Bergamasques dans d’autres vallées alpines, notamment dans le Dauphiné (Belhoste, 1998) et en Savoie, où il a donné naissance à une véritable « nébuleuse métallurgique » qui a survécu jusqu’à la fin du XIXe siècle (Judet, 2019). De même, grâce à la mise au point des forges à la Catalane, les maîtres de forges de l’Ariège (Pyrénées) ont élargi leur espace technique au-delà de la frontière en « colonisant » une ample portion du bassin méditerranéen (Cantelaube, 2008). Les avances technologiques sont aussi à l’origine du succès de l’industrie du papier de l’Apennin central qui, comme on l’a vu précédemment, dès le bas Moyen âge, s’impose sur les marchés internationaux tout en donnant lieu à l’émigration de nombreux maîtres papetiers essaimant avec leurs techniques de production en France, en Allemagne, en Autriche, dans les Pays Bas et en Angleterre (Castagnari, 2007).
Ces divers éléments contribuent à démentir l’image des montagnes comme les espaces de la routine et de l’archaïsme (Pollard, 1997). D’ailleurs, les indices qui attestent les capacités d’innovation technologique, économique et entrepreneuriale des territoires de montagne se sont multipliés dans les deux dernières décennies ; et si d’une part ils n’occultent pas leurs fragilités et l’alternance d’« aires fortes » et d’« aires faibles » (Leonardi 2001), ils témoignent la présence de synergies à l’intérieur des diverses filières productives (Ciuffetti, 2006). Dans cette perspective, pour les économies de montagne les ressources naturelles n’étaient pas seulement les vecteurs de leur intégration dans de plus larges circuits économiques ou les catalyseurs de leur capacité entrepreneuriale (Pollard, 1997). Elles ont aussi fourni aux groupes domestiques des occasions de diversification des revenus à travers la pluriactivité. A cet égard, les analyses des années 1980-90 en avaient attesté la diffusion dans les économies montagnardes en insistant à la fois sur ses fonctions (compléter les sources de revenu des groupes domestiques), sur sa place dans les stratégies de gestion des ressources domestiques (coordonner les rythmes de l’activité agricole avec les activités extra-agricoles), ou encore sur ses connexions avec le développement des activités protoindustrielles (Mocarelli, Ogaro, 2020). Dans les dernières années, les analyses sur la pluriactivité ont été relancées à travers une perspective bottom-up, reconnaissant aux paysans pluriactifs la capacité de promouvoir des stratégies économiques en mesure de les soustraire des contraintes de l’autoconsommation mais aussi des mécanismes de la production capitaliste. La « nébuleuse métallurgique » savoyarde, par exemple, s’est déployée dans plusieurs territoires à travers des systèmes productifs locaux (celui des mines de la basse Maurienne et d’Allevard en Savoie, celui des aciéries du Dauphiné, celui de la clouterie du massif des Bauges, … ), fonctionnant en réseau et dans le cadre d’une pluriactivité flexible, en mesure de contourner les modèles productifs à plus haute intensité de capital (Judet, 2019). De surcroît, il a été suggéré que la production agricole destinée à l’autoconsommation n’était pas le fondement inévitable de la survie des ménages paysans et que même les activités agricoles pouvaient être orientées (au moins en partie) vers le marché. En d’autres mots, le recours au marché – à travers la vente et l’achat de biens, le travail journalier, l’activité artisanale, l’émigration, etc. – aurait été une caractéristique structurelle de la plupart des ménages à travers lequel ils tiraient la partie essentielle de leurs revenus (Panjek, 2015 ; Panjek, 2017a). Cette approche, validée par diverses études menées dans les montagnes slovènes (Beguš, 2017 ; Panjek, 2017b) de la Lombardie (Tedeschi, 2015) et du Frioul (Fornasin, Lorenzini, 2020), ainsi que dans divers territoires des Apennins (Bulgarelli Lukacs, 2017 ; Sansa, 2017), a abouti à des constats qui avaient déjà émergé à travers l’analyse des effets de l’émigration sur les sociétés de montagne, à savoir la possibilité de surmonter les limites écologiques et techniques, et d’accroître de manière significative la capacité de charge de leurs territoires, permettant ainsi de maintenir une population au-delà du niveau qui aurait été possible en se basant uniquement sur l’activité agricole.
3.2. Accès et gestion des ressources
La variété des systèmes économiques des territoires de montagne ne peut pas être disjointe des formes de gestion des ressources qui en étaient à l’origine. Dans le deuxième après-guerre le thème a été au centre du débat né autour des approches écosystémiques sur les formes d’organisation (individuelle ou collective) des activités pastorales. Le modèle des closed corporate commuities, élaboré par E. Wolf à la suite de ses études sur les communautés paysannes andines, avait été formulé sur la base des systèmes communautaires caractérisés par la présence de propriétés collectives vouées au pastoralisme et par la gestion endogamique des ressources foncières. Les analogies avec de nombreux territoires de montagne du continent européen avaient amené à considérer ce modèle comme la forme d’organisation communautaire la mieux adaptée aux nécessités de l’économie agro-pastorale des espaces de montagne et expliquant sa survie, dans certaines régions, jusqu’à nos jour (Wiegandt, 2001). Les analyses plus récentes ont toutefois montré que, loin d’être le seul compatible avec le cadre écologique des espaces de montagne, ce modèle ne représentait qu’une des solutions possibles. L’exploitation des pâturages, par exemple, dénotait une ample gamme de formes (de la forme collective à celle individuelle), même si le régime de la propriété collective était le plus répandu (Viazzo, 1989). Dans la partie occidentale des Alpes suisses notamment, la plupart des alpages étaient détenus en forme privée par des particuliers, alors que dans la partie centrale et orientale la propriété des alpages était majoritairement de nature collective et leur gestion était confiée à des consortages ruraux de paysans-éleveurs (Head-König, 2003a). D’autre part, les formes de gestion des alpages ont souvent connu des transformations au fil du temps, bien souvent la forme plus archaïque basée sur la gestion individuelle (familiale) ayant été remplacée par la forme collective.
Longtemps apanage des études ethnographiques et ethnologiques, les analyses sur les formes d’appropriation et de gestion des ressources collectives ont tiré profit des contribution menées par les historiens du droit autour des fondements juridiques de la propriété. L’étude pionnière de P. Grossi (1977) – ainsi que celles promues par le Centro studi e documentazione sui demani civici e le proprietà collettive de l’Université de Trente et par la revue Archivio Scialoja-Bolla – a permis de « redécouvrir » la variété des formes juridiques d’appropriation des ressources que la révolution libérale avait en large mesure effacé au profit de la propriété privée individuelle. Dans ce contexte, les montagnes ont représenté un terrain d’analyse particulièrement fécond du fait qu’elles ont plus largement préservé les diverses formes de propriété collective ou dissociée face aux « attaques libérales » (Demélas, Vivier, 2003 ; Corona, 2003 ; Lorenzetti, 2019). Sans pouvoir en tracer des résultats globaux, l’impression qui ressort de ces travaux est que la tendance à l’exacerbation des conflits autour des biens communs est allée de pair avec l’intensification de l’économie agricole. Dans les Alpes (Head-König, 2003b ; Vivier, 2006 ; Moustier, 2007) comme dans les Apennins (Corona, 1997 ; Piccioni, 1999 ; Ciuffetti, 2019 : 180-199) et dans les Pyrénées (Murray, 2010), on décèle l’antagonisme qui, de façon croissante à la fin de l’époque moderne, a opposé l’agriculture à l’économie de l’élevage, celle-ci étant tenue comme responsable de restreindre les surfaces productives ou d’en limiter les rendements. Bien souvent, c’est toutefois à l’intérieur des dynamiques d’intensification de l’agriculture et de l’élevage que se manifeste cette opposition. C’est ce que l’on relève dans la Cerdagne pyrénéenne, où elle s’est traduite dans l’accroissement des revendications et de l’appropriation des vacants en forme de propriété par les maisons, au détriment de leur utilisation intermittente. Le système agricole s’est ainsi orienté vers la culture régulière des sols et l’utilisation exclusive des vacants pour l’activité pastorale (Conesa, 2012).
Dans le sillage des études de E. Ostrom, l’attention s’est aussi portée sur les règles d’accès et de jouissance des biens collectifs de manière à reconstruire les processus d’adaptation institutionnelle face aux changements des contextes sociaux et économiques (Casari, 2007 ; Mocarelli, 2015 ; Head-König 2019). Par cette approche l’échelle d’analyse locale et régionale s’est avérée particulièrement féconde (Alfani, Rao, 2011 ; Grüne et al., 2016 ; [HdA], 2019), même si les objectifs comparatifs qui l’anime demeurent en partie inachevés.
Dans une perspective complémentaire, c’est à travers les processus contractuels et les conflits émanant de diverses juridictions politiques et territoriales que la gestion des ressources a été appréhendée. Les analyses sur le Frioul, par exemple, ont montré qu’à partir du XVe siècle les bois et les pâturages relevaient de deux régimes de propriété et de deux juridiction distinctes: celui des communautés (Regole), propriétaires des biens communs et celui de l’Etat vénitien, propriétaire des biens communaux. En dépit de cette distinction, la république des Doges a souvent court-circuité les juridictions communautaires, sa politique à l’égard de la gestion des forêts étant dictée par le souci d’enrayer les conflits intercommunautaires (dus, par exemple, aux tracés des confins juridictionnels) et de minimiser les risques hydrogéologiques (Bonan, Lorenzini, 2019). La dialectique entre les collectivités de montagne et les villes des plats pays est aussi au cœur d’une étude sur la gestion des pâturages de la Cerdagne, une région des Pyrénées orientales. Ici la gestion de la coexistence de deux formes de déplacements du bétail vers les estives d’été – celui régional et celui transhumant provenant des basses contrées catalanes – montre que le recul du bétail transhumant à partir de la première moitié du XVIIe siècle est le résultat de la capacité politique des communautés rurales de s’imposer sur le centre régional de Puigcerdà qui depuis le XVe avait joué le rôle de plaque tournante de la transhumance qui traversait la chaîne pyrénéenne (Conesa, 2012). C’est une évolution qui diffère considérablement de celle qui a été observée dans le versant tyrrhénien des Apennins ou dans les Alpes du Frioul et du Bellunese et qui met directement en cause le rôle des Etats territoriaux dans la construction des rapports entre le centre et les périphéries et, en dernier ressort, la capacités des collectivités locales de garder des espaces d’autonomie dans la gestion des ressources.
Au centre d’un vaste renouvellement historiographique qui dans les années 1980-90 a attiré l’attention de la recherche internationale, dans les vingt dernières années les montagnes ont continué à susciter l’intérêt des historiens qui ont multiplié les efforts pour croiser diverses approches et diverses perspectives d’analyse.
Bien que le dialogue entre les historiens des trois espaces montueux demeure irrégulier, les lignes d’étude indiquent la convergence des intérêts autour de thèmes – les mobilités, les échanges, la gestion des ressources – qui corroborent les acquis du paradigme « révisionniste » inaugurée dans les années 1980-90, tout en l’enrichissant de nouvelles pistes de recherche et interprétations. Les résultats qui se sont dessinés dans les deux dernières décennies suggèrent que la lecture comparative des trois massifs montagneux – dont les pages précédentes ne sont qu’une ébauche – ne pourra atteindre sa pleine fonction heuristique que dans la mesure où elle saura mieux historiciser les aspects qui les rapprochent et qui les différencient. En ce sens, l’agenda des recherches futures devra déjouer le piège de brosser l’image d’un ancien régime figé, dominé par les continuités et gommant les ruptures et les transformations qui rythment l’histoire des divers espaces montagnards. La césure de la fin de l’ancien régime et du passage à l’époque contemporaine n’a, d’ailleurs, qu’une valeur conventionnelle dans la mesure où elle laisse en arrière-plan les réverbérations économiques produits par la séquence des transformations politiques et institutionnelles qu’ont connu les trois espaces entre le XVIe et le XVIIIe siècle (voyez par exemple l’évolution des politiques à l’égard des terres collectives ou des régimes seigneuriaux). De même, elle occulte les continuité qui se prolongent au XIXe siècle et qui diversifient le rendez-vous des espaces de montagne avec la modernité. C’est un chantier qui, dans sa dimension comparative, reste à explorer et qui permettra de mieux comprendre les trajectoires à l’origine des diverses identités de ces territoires de montagne.