Au milieu des années 1970, le récit historique sur l’art argentin récent est en plein processus de construction. Vers 1975, la décennie précédente est perçue comme une époque révolue, comme un passé séparé du présent, mais les étiquettes “années 60” ou “art des années 60” ne sont pas encore établies.
Au moins deux tentatives avaient été préalablement faites. Deux ouvrages publiés à la fin des années 1960 incluent l’art argentin de cette période dans la catégorie des “nouvelles tendances” (Pellegrini, 1967 ; Romero Brest, 1969). Dans les perspectives adoptées, ces tendances sont considérées comme partie prenante du présent de la rédaction des ouvrages et les panoramas élaborés n’ont pas de caractère conclusif : l’art des années 1960 n’est pas encore “mis au passé” (Leeman, 2010, p. 138), c’est l’“art nouveau” du temps présent.
Plusieurs auteurs interviennent dans la production de l’histoire de l’art plus récent. Certains d’entre eux appartiennent à la génération “des jeunes” qui a pris des positions explicites à la fin des années 1960, voulant se détacher de leurs aînés. Le processus d’élaboration de ce récit ravive des confrontations et met en évidence les enjeux des uns et des autres au moment d’historiser les années 1960. Fermín Fèvre, Kenneth Kemble et Jorge Glusberg, quoique critiques d’art, se prononcent aussi sur des questions d’histoire de l’art : leur approche singulière a une influence évidente sur les luttes pour la périodisation et les définitions de l’art d’avant-garde.
Ces auteurs s’attaquent à divers aspects de ce que Michel de Certeau appelle l’“opération historiographique” : cette dernière “se réfère à la combinaison d’un lieu social, de pratiques “scientifiques” et d’une écriture” (2002, p. 79). Des luttes apparaissent pour déterminer où vont être établies les coupures, les critères qui serviront à diviser les périodes, ce qui sera compris et oublié, et qui sera chargé d’écrire cette histoire. Des questions autour de la nature des dernières transformations de l’art et notamment de leurs conséquences se font jour. C’est sur la définition et la périodisation de l’avant-garde que se dessinent les enjeux de l’écriture de l’histoire. La problématique de l’avant-garde, notamment celle qui concerne sa vigueur, sa portée et son épuisement, est au centre du récit historique qui se prépare. C’est aussi l’occasion de réfléchir, à la lumière des nouvelles perspectives théorico-idéologiques, au rapport entretenu par l’art local avec celui des centres métropolitains. Les auteurs se demandent ainsi si les années 1960 marquent une nouvelle étape de la “dépendance culturelle” ou si, au contraire, l’art local a réussi des manifestations originelles et indépendantes des influences étrangères.
Avant-garde et colonialisme culturel
En 1975, la collection de vulgarisation “Pueblos, hombres y formas en el arte” [Peuples, hommes et formes de l’art] de la maison Centro Editor de America Latina (CEAL) publie une série de fascicules rassemblés ensuite dans La pintura argentina. Depuis 1977, ce recueil intègre la collection “Cuadernos de arte” et compte plusieurs réimpressions jusqu’en 1985, devenant un texte de référence2. Les trois chapitres de La pintura argentina reprennent la chronologie habituelle des histoires de l’art argentin, dont le récit commence au début du XIXe siècle, pour parcourir ensuite succinctement les années écoulées jusqu’au présent de la rédaction. Des écrits permettant une lecture rapide, mais basés à la fois sur des données documentaires, au moyen de notes et références bibliographiques, rendent bien compte de l’objectif éditorial qui est d’offrir tant un produit accessible au grand public qu’un outil de consultation. Quoique le titre général ne l’annonce pas, l’axe conceptuel qui organise l’ouvrage est la problématique de l’avant-garde à travers l’histoire de l’art du pays. Le premier chapitre est “Vanguardia y tradición” [Avant-garde et tradition] d’Abraham Haber, le deuxième “Las vanguardias al día” [Les avant-gardes à jour] de Laura Buccellato et Lidia Feldhamer, et le dernier “La crisis de las vanguardias” [La crise des avant-gardes] de Fermín Fèvre. L’ensemble trace une sorte de courbe vitale de l’avant-garde dans l’art national : sa naissance, son apogée puis sa remise en question.
Les auteurs proposent diverses approches de la notion d’avant-garde. Haber, qui s’occupe du XIXe siècle et de la première partie du XXe, choisit de mettre en relief le rôle de quelques peintres qu’il estime d’avant-garde et d’en écarter d’autres qui ne remplissent pas, à son avis, cette fonction. Haber analyse divers moments du développement de l’art moderne dans le pays à partir des tensions entre pratiques avant-coureuses et postures réactionnaires. Il s’oppose à des attributions d’“avant-gardisme” établies dans la littérature. Dans un geste assez répandu entre les “jeunes”, Haber conteste les positions de Jorge Romero Brest, Jorge López Anaya, Ángel Osvaldo Nessi et Aldo Pellegrini en ce qui concerne l’importance accordée aux réalistes de la fin du XIXe siècle, au groupe Nexus, et au groupe de Paris ; le rôle modernisateur de ce dernier est ici remis en question. En contrepartie, il fait ressortir les noms de quelques artistes qu’il considère négligés par ces auteurs.
L’essai de Buccellato et Feldhamer prend le relais chronologique là où s’arrête celui d’Haber. Dans leur article, la Seconde Guerre mondiale, dont les répercussions se font sentir dans le pays par l’effet de l’immigration européenne, représente une coupure. À partir de ce jalon, les deux auteures passent en revue une grande quantité de tendances, dans un parcours serré et sommaire, où elles citent des propos d’artistes, des passages d’écrits et de manifestes. Chaque tendance depuis l’année 1944 est présentée dans sa version internationale puis dans sa manifestation locale : art informel puis art informel en Argentine ; Pop Art puis Pop Art en Argentine, etc. Toutes les tendances d’après-guerre ont leur place dans ce panorama qui montre l’art des dernières décennies comme suivant “un mouvement pendulaire entre figuration et abstraction” (Haber, Buccellato, Feldhamer et Fèvre, 1977,
p. 47), conduisant au questionnement et à l’extension de la peinture dans d’autres formats. Le chapitre avance sur l’expérimentation des années 1960 et conclut sur le “retour à la peinture” des années 1970. Dès le titre du chapitre, Buccellato et Feldhamer reprennent des formules usuelles pour expliquer le développement de l’art local : “retard” et postérieures “mises à jour” et “synchronie”. Néanmoins, certains termes, tels que “dépendance” et “colonialisme culturel”, servent à réinterpréter l’art local sous un angle nouveau. Le retard est alors interprété comme l’effet du colonialisme. Depuis 1944, “il subsiste une attitude d’attente envers l’art européen, caractéristique de notre colonialisme culturel, mais la fin [ ] du décalage temporel dans les recherches artistiques défie le “provincialisme culturel”, qui était la forme la plus évidente de cette dépendance culturelle” (Haber et al., 1977, p. 34).
Depuis les années 1960, avec la diffusion des principes de la “théorie de la dépendance” et de ces diverses interprétations, les notions de dépendance, d’indépendance et de sous-développement, ainsi que celles de colonialisme, d’impérialisme et d’anti-impérialisme font partie des discours progressistes3. Dans ce cadre, les Buccellato et Feldhamer adoptent une des positions émergentes à l’époque, considérant la dépendance et le colonialisme culturels comme la conséquence des attitudes argentines, plus que comme le résultat des inégalités historiques entre pays développés et sous-développés. Cette perspective estime que les classes aisées des pays périphériques auraient participé à la perpétuation des liens d’inégalité entre pays développés et sous-développés. Le colonialisme est “nôtre” et non la conséquence de ces rapports inégaux. Dans cette interprétation, les artistes sont vus comme des membres des élites locales qui collaboraient à la situation de dépendance et de sous-développement de l’art national. La nouvelle terminologie s’insère dans de vieilles structures remaniées. Dans la conclusion, les auteures reviennent sur une idée courante dans les discours critique et historique : l’art argentin n’a pas encore “trouvé sa vraie image”.
Dans la troisième contribution, la question de l’avant-garde est centrale et problématique. Fèvre y propose des approches conceptuelles visant à expliquer ce qu’est l’avant-garde tout en essayant de l’inscrire dans son récit historique comme une étape ayant un début et une fin. À son avis, deux déplacements résultent de l’avant-garde et de l’expérimentation : l’objet perd sa suprématie en faveur du concept, et l’intérêt porté à l’œuvre se déplace vers le terrain de la théorie. Une des nouveautés introduites par l’avant-garde serait aussi l’“autoconscience” des œuvres d’art, l’art étant désormais, “un langage qui s’occupe d’un autre langage. Méta-peinture. Art sur l’art. L’œuvre d’art comme poétique d’elle-même. L’objet de l’œuvre d’art, c’est elle-même. Elle-même comme proposition d’une nouvelle poétique” (Haber et al., 1977, p. 67). Le rapport entre l’avant-garde et le social ainsi que le pouvoir de transformation de celle-ci sont traités par Fèvre à travers des idées du poète et critique italien Edoardo Sanguineti : une œuvre d’avant-garde remet en question toute la structure des relations sociales à partir du moment où elle fait irruption sur le terrain esthétique4 . Malgré l’adoption de cette perspective, l’auteur argentin affirme tout de suite que le langage de l’avant-garde n’a fait que perdre sa spécificité artistique en se mêlant à des aires comme celles de la technologie, de la cybernétique, du conceptualisme et des idéologies. Dans le travail de Fèvre, l’étiquette d’“avant-garde” couvre les diverses tendances artistiques nées entre le cubisme et l’art conceptuel. La succession historique des moments signalés comme avant-gardistes par la critique et l’historiographie est respectée : d’abord le groupe Martín Fierro lors des années 1920, ensuite les groupes abstraits et concrets des années 1940. Fèvre ajoute l’art informel,“l’avant-garde virulente de la fin des années 1950”. Le critique revient sur les années 1960, étape qu’il nomme “décennie de l’expérimentation” (Haber et al., 1977, p. 75). À son avis, pendant celle-ci, l’art argentin aurait rompu avec la phase antérieure où régnait un art national officiel qui craignait toute innovation. Fèvre divise sa contribution en deux grandes sections, l’une consacrée aux tendances expérimentales et l’autre aux croisements entre l’art et l’idéologie. Cette organisation présente plusieurs inconvénients dans son argumentation, notamment quand il s’agit d’associer la notion d’avant-garde à chaque type de manifestation. En suivant sa propre définition hétéroclite d’avant-garde, Fèvre ne peut pas considérer l’expérimentalisme plastique et les prises de positions politiques comme des manifestations d’avant-garde artistique. Selon lui, l’art s’affaiblit quand la politique s’en mêle ; le contenu esthétique disparaît et l’art risque sa dilution. Alors qu’il y a huit ans maximum entre les premiers exemples expérimentaux présentés -les Experiencias visuales organisées à l’ITDT en 1967- et la rédaction du texte, Fèvre les traite comme s’il avait un vrai recul temporel permettant la certification de leur épuisement et l’achèvement de la période. Ainsi, les recherches des artistes argentins visant la “réunion de l’art et de la vie” “se sont réduites à la production d’objets vendus dans des marchés et foires” ; l’arte povera, “anti-informel et pessimiste, s’est épuisé dans sa formulation même” ; le conceptualisme “ni en Argentine ni dans d’autres parties du monde [ ] n’a produit d’exemples notables. Il a constitué une mode trop diffusée et rapidement épuisée” et, dans le pays, “il y a eu de nombreux adhérents mais peu de figures importantes” (Haber et al., 1977, pp. 72-76) de cette tendance. Et, encore sur l’art conceptuel, notamment sur les expériences du CAYC réunies sous la dénomination d’“art de systèmes”, Fèvre affirme :
L’apparition de ces tendances a été la réponse immédiate et locale à leur diffusion à l’étranger à partir des centres d’où elles sont originaires. Des situations de reflet presque contemporaines de ce qui avait lieu dans les grands centres producteurs des nouveautés artistiques se sont constituées. Excessivement dépendantes de ce mimétisme, sans donner de preuves de plus d’originalité et génie, elles sont répertoriées comme des épisodes plutôt insignifiants d’un moment déjà passé.
L’art conceptuel signale sans hésiter la crise de toute l’étape expérimentaliste (...) qui finit avec une succession de noms qui ne vont rien ajouter à l’histoire de l’art (Haber et al., 1977, p. 76).
La négativité de ce passage est notable tout comme la récupération de lectures habituelles du rapport de l’art local à celui des centres européens. La persistance d’une seule interprétation de l’art local, celle qui le taxe de répétition d’originaux étrangers et par là même le qualifie comme décadent, et l’effort pour “mettre au passé” l’art plus récent ressortent du texte. Fèvre pressent la période comme une étape finie, ne se rendant ni à l’évidence des témoignages des cas qu’il commente ni aux photographies illustrant son chapitre. Un détail d’une œuvre de Victor Grippo (Analogía IV, installation, 1972) et une photographie documentant l’une des performances de Luis Pazos (Transformaciones de masas en vivo, série de performances, 1973) font partie des documents visuels qui accompagnent sa contribution à l’ouvrage. Même si les œuvres datent de deux et trois ans au moment de la rédaction du texte, leurs légendes indiquent qu’elles sont exposées au Palazzo Diamanti à Ferrare en Italie, en 1975, date de rédaction dudit texte. Cette exposition fait partie d’une série de rencontres internationales organisées par le CAYC en Europe et à Buenos Aires. Ce groupe d’artistes était encore actif, bien que sa composition ait été reconfigurée, et il allait remporter le Gran Premio Itamaraty de la XIV Biennale de São Paulo en 1977 (Herrera et Marchesi, 2013, p. 44)
D’autre part, Fèvre méconnaît les contributions de ses propres sources bibliographiques desquelles il aurait pu tirer profit. Dans Del arte objetual al arte de concepto [De l’art de l’objet à l’art du concept 1960-1972], paru en 1972, l’Espagnol Simón Marchán Fiz est l’un des premiers à inclure le conceptualisme argentin comme un exemple de cette tendance. Il le place à un niveau d’égalité et de synchronie à des cas similaires dans différents pays et observe que le conceptualisme est -en 1972- encore en pleine activité :
Dans le moment actuel, il n’est pas possible de délimiter clairement les frontières et les facettes diverses de l’activité conceptuelle. Les expositions les plus remarquables ont été Conception, de Leverkusen, 1969 ; Conceptual art, conceptual aspects, du Cultural Center de New York ; When attitudes becomes form à Berne, aussi en 1969, ou l’exposition 2.972.453 du CAYC de Buenos Aires, en 1970, et une grande partie de l’exposition Arte de sistemas, organisée par Jorge Glusberg (Marchán Fiz, 1972, p. 209).
Loin de s’approprier ces apports, qui présentent dans la même ligne l’exposition organisée par Harald Szeemann -dont on connaît la portée actuelle dans l’histoire des expositions et du commissariat- et deux événements tenus à Buenos Aires, Fèvre revient sur des schémas traditionnels de la littérature spécialisée. Les avant-gardes ont ainsi été en Argentine plutôt qu’argentines. Il reprend également l’idée des centres d’irradiation des nouveautés vers des régions périphériques et qualifie les situations d’arrivée de celles-ci comme des situations de pur reflet, produit de la perméabilité locale aux tendances étrangères. Pendant les années 1960 “nous avions répété la constante. Nous créions en copiant ou en suivant de près ce qui se passait en Europe ou aux États-Unis5” (Haber et al., 1977, p. 66), affirme le critique.
L’auteur ne peut pas se soustraire lui-même à cette constante. Néanmoins, l’année précédente, il avait publié un texte où il questionnait cette tradition. Dans le volume América Latina en sus artes [L’Amérique latine dans ses arts], Fèvre affirme que la critique locale, en manque de traditions formelles propres, a assumé dès ses débuts les canons européens pour analyser et juger les œuvres nationales au moyen d’une optique littéraire déplorable. Les auteurs ont pratiqué une “critique d’inventaire” comparable à la peinture réaliste dans sa recherche pour documenter la réalité directement, sans autocritique. Bien qu’il reconnaisse l’importance de certains auteurs, les principaux contributeurs à la discipline sont remis en question : les apports de Julio E. Payró, José León Pagano, Cayetano Córdova Iturburu et Romualdo Brughetti à la maigre critique d’art argentine et latino-américaine sont peu intéressants, affirme l’auteur6. La réflexion métacritique et la révision du passé qu’il propose le placent au sein d’exercices autoréférentiels. De son attitude analytique, ne résulte pourtant pas une nouvelle approche de l’art argentin, dont la mise en œuvre pourrait alors être vérifiée dans son écriture.
Périodisation de l’art des années 1960: tensions entre mimétisme et originalité
En 1976, l’artiste et critique Kenneth Kemble expose ses objections à la perspective développée par Fèvre. Il publie un long article dans le magazine Pluma y Pincel. Para la difusión del arte y la cultura latinoamericanos7. Par son titre, “Autocolonización cultural. La crisis de nuestra crítica de arte” [Autocolonisation culturelle. La crise de notre critique d’art] (Kemble, 1976), le texte s’annonce d’emblée polémique et conteste “la crise des avant-gardes” de Fèvre. Kemble suggère que ce dernier applique à l’art argentin récent une stratégie comparable à celle apparemment suivie par Carl von Linné : “Aplatir avec le pied tout insecte qui ne rentre pas dans les classifications”. L’auteur compte, en plus de sa trajectoire comme peintre, une carrière de critique d’art et une expérience dans la gestion culturelle. De sa place d’artiste-critique, il conteste un travail qu’il juge, non sans raison, comme un texte à volonté historique. Les objections de Kemble se rapportent à la position idéologique et théorique de Fèvre, et aux opérations visant l’inscription de l’art des dernières années dans l’histoire, notamment aux critères d’inclusion et d’exclusion et à l’autorité de ce qui mène cette action. La remise en question de Kemble, le critique, bien que cherchant à éclaircir les erreurs “d’omission, appréciation et hiérarchisation” de Fèvre qui aurait modifié arbitrairement “les faits historiques, tels qu’ils ont eu lieu” (Kemble, 1976), cache la préoccupation de Kemble, l’artiste, portant sur sa place et celle de son œuvre dans ce récit en construction.
Dans son article, Kemble établit un panorama de l’art des années 1960 soulignant le caractère avancé des expériences des artistes et des groupes argentins par rapport à ce qui se passait au même moment à l’étranger. Il vise ainsi à compenser ce qu’il considère comme le principal problème dans l’analyse de Fèvre : l’idée que l’Argentine n’a pas eu d’avantgardes authentiques. Pour ce faire, Kemble hiérarchise la période entre 1958 et 1966 et appuie son argumentation par des dates et données qu’il a pu connaître directement, l’artiste faisant partie des événements de l’époque. Bien qu’il n’approfondisse pas conceptuellement la notion d’avant-garde, il l’associe aux innovations plastiques et aux ruptures avec la tradition, émancipées de l’“éternel mimétisme extranjerizante”. Kemble renforce les propositions “made in Argentine” qui “préfigurent avant la lettre” des développements généralisés plus tard, tels que l’art conceptuel. Il dénonce le rôle de la critique, son “aveuglement académique”, son ignorance et sa condamnation des tendances novatrices, qui n’a pas accompagné -sauf exceptions- ce processus. Le texte de Fèvre s’inscrirait dans cette même tradition critique, car il ignore ou néglige les “signes d’indépendance créative” et favorise “les continuateurs de la dépendance”. Il tombe dans le travers de vouloir faire entrer dans des catégories et des temporalités “importées” le développement de l’art local. Kemble défend les artistes, toujours accusés d’être les promoteurs des formules étrangères, et accuse au contraire les critiques et théoriciens, dont Fèvre, de “conditionner notre réalité plastique” : “en ignorant ou en sous-estimant ce qui échappe à toute classification […], ils ne font que cautionner la continuité de notre dépendance culturelle” (Kemble, 1976).
Kemble accuse par ailleurs Fèvre de manipulation des données et des faits historiques et s’attaque également à la légitimité de l’autorité de celui-ci dans le domaine. Le nom de Fèvre est aussi un prétexte pour dénoncer des situations habituelles dans le champ de la réflexion sur l’art dans le pays, peuplé de “présumés historiens, nos théoriciens, nos critiques d’art et d’autres experts, qui ne le sont pas en réalité” (Kemble, 1976). D’après Kemble, Fèvre ne maîtrise pas les pratiques et les procédures d’analyse de la discipline historique, et il n’occupe pas le lieu social qui découle d’une préparation spécifique dans le métier. L’écriture qui en résulte ne peut donc pas aspirer à la hiérarchie du récit historique, tant qu’elle n’est pas le résultat de l’articulation des deux conditions précédentes. L’enjeu historiographique de Kemble n’engage pas seulement ces questions. Il installe le débat autour de l’importance d’un ensemble d’expériences qu’il considère méprisé par Fèvre et dont il fait partie au premier chef.
Fèvre répond à son tour aux accusations de l’artiste dans le n° 10 de la revue. D’abord, il déclare qu’il ne s’occupe pas en profondeur de l’étape focalisée par Kemble mais de la période suivante : la seconde moitié des années 1960 et le début des années 1970. Il revient sur la question de la périodisation de l’avant-garde, qu’il organise en trois moments : à partir de 1860, entre l’entre-deux guerres et les années 1960 ; et finalement dans “la crise de l’expérimentalisme, l’époque du “non art” ou “d’après l’art””. Il refuse l’opinion de Kemble en réaffirmant les caractéristiques de mimétisme et copie de l’art argentin, qui n’a été, à son avis, que “peu de mètres en avance, dans le cadre d’une conception générale mimétique et dépendante” (Fèvre, 16 août 1976).
Le débat réveille la prise de parole de plusieurs auteurs. Jorge Glusberg réagit notamment aux mentions que Kemble et Fèvre font du travail du Centro de Arte y Comunicación (CAYC). De la même façon que Kemble, il utilise son intervention pour préciser ses contributions à l’art local et défendre son rôle de fondateur et d’animateur des activités du centre. Il refuse l’idée d’autocolonisation culturelle en soulignant qu’avec les activités du CAYC il cherche à élaborer un programme original, déterminant justement une inversion de ladite colonisation (Glusberg, 30 août 1976). Il propose un développement artistique enraciné dans le local, indépendant mais en connexion avec ce qui se passe dans le monde. Il réfute également le “défaut de soutien théorique” signalé par Kemble car, au contraire, dans le cas du CAYC, ils ont cherché à se donner une infrastructure théorique qui nourrit et accompagne la production artistique du groupe. De surcroît, les artistes sont eux-mêmes en train de produire leurs discours : le conceptualisme idéologique8. En ce qui concerne l’entrée dans l’histoire de l’art plus récent, Glusberg distingue les deux dernières décennies : les années 1960 ont été une période d’action, tandis que la décennie suivante est réflexive. Il organise l’art argentin en trois étapes : coloniale; cosmopolite ; expérimentale et nationale. La première est celle des voyages en Europe et du retard. La deuxième s’étend entre les années 1950 et une partie des années 1960 ; elle inclut le travail des artistes concrets, la Nueva Figuración et des expériences comme La Menesunda. Lors de cette étape, les jeunes artistes fixent les bases d’une conscientisation culturelle et tentent de mettre les horloges “à l’heure de l’Amérique latine” -on retrouve ici un lieu commun des écrits sur l’art argentin mais renouvelé dans ses termes. Le troisième temps, encore en cours, est celui des démarches sérieuses pour s’adapter à la réalité locale et où s’affaiblit “le colonialisme, intensément cultivé encore par quelques “maîtres”, héritiers et marchands” (Glusberg, 30 août 1976).
L’étape “dépendante” est donc, dans cette perspective, finie. Au type d’approche des œuvres menée par Fèvre, isolée et esthétique, Glusberg en oppose une du type contextuel où intervient l’environnement de l’artiste. Il affirme ainsi que l’art argentin actuel qu’il appelle “art des systèmes” et qu’il promeut dans le CAYC partage une même matrice : “Duchamp et les racines latino-américaines.” L’indication de cette double filiation montre les prises de distance de la nouvelle génération de critiques vis-à-vis des interprétations classiques. L’origine de l’art actuel n’est plus l’impressionnisme, mais la figure de Marcel Duchamp. Celle-ci est alors vue comme la référence principale de l’art du XXe siècle, les productions et réflexions de l’artiste étant récupérées par les artistes depuis la fin des années 1950. La nouveauté se trouve dans l’articulation de la référence européenne renouvelée et celle qui hiérarchise et met en valeur l’appartenance au continent. Cette base historique à deux composantes complémentaires assurerait le développement identitaire de l’art local.
Dans les récits proposant les premières lectures historiques des années 1960, la crise de la critique initiée quelques années auparavant, et non encore résolue, autant que des tentatives visant le dépassement de celle-ci sont mises en évidence. L’historisation de l’art local plus récent, menée d’abord dans la presse et dans de textes de divulgation, fait ressortir des positions divergentes et des démarches imprégnées de formes anciennes à peine dissimulées par l’application superficielle des notions ou du vocabulaire “en vogue”. Dans celles-ci les rapports avec la temporalité des centres que la littérature sur l’art signale traditionnellement survivent et la référence aux régions privilégiées subsiste. D’autres positions dénoncent les vieilles habitudes des intellectuels locaux et risquent des catégories en accord avec la montée en puissance de la pensée latino-américaine dans un contexte régional de plus en plus complexe et répressif.